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Hommages à Daniel Roche

Nous avons la profonde tristesse d’annoncer le décès de Daniel Roche, directeur de l’IHMC entre 1990 et 2000, le 19 février 2023. Il fut un acteur déterminant pour le laboratoire, impulsant des chantiers de recherches importants, réunissant autour de lui plusieurs générations d’historiens. L’ensemble du laboratoire tient à partager son souvenir avec ses élèves et à ses collègues aux côtés de qui il travailla au quotidien dans nos bureaux (et ailleurs).

Professeur bienveillant et généreux, Daniel Roche a fait preuve d’une grande créativité tout au long de sa carrière ne cessant de stimuler de nouveaux champs de recherche (de l’histoire du livre à la sociabilité, de l’analyse des cultures populaires à la culture matérielle, de la mobilité à la culture équestre). Il a marqué de son empreinte des générations successives d’étudiants et de collègues.

L’IHMC s’associe à la douleur des membres de sa famille et de ses proches.

Ses collègues et amis lui rendent ici hommage :

L’IHMC et la revue RHMC ont organisé une journée d’hommages « Faire de l’histoire avec Daniel Roche » le 9 juin 2023, au centre Malher de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Les vidéos de cet événement sont désormais disponibles sur ce site et sur la chaîne YouTune de l’IHMC.

Le laboratoire PHILAB a organisé une journée d’hommage intitulée « Les Lumières en jeu. Hommage à l’historien Daniel Roche (1935-2023) » à la faculté des sciences humaines et sociales de l’université de Tunis.


L’hommage de Christophe Charle


(© Collège de France)

Daniel Roche nous a quitté hier, dimanche 19 février 2023 dans la matinée. Rien ne laissait présager cette fin brutale, comme me l’a dit son fils Olivier au téléphone dans l’après midi. Certes, il avait eu quelques alertes, habituelles à son âge, fatigue, chutes sans gravité, quelques périodes d’hospitalisation, mais il restait pleinement actif chez lui lisant de nombreux romans policiers ou relisant les classiques de sa jeunesse (Jules Verne) sans oublier sa lecture quotidienne du Monde. Tous ceux et toutes celles qui le voyaient encore il y a peu, comme l’auteur de ces lignes, n’imaginaient pas cette fatale issue si rapide. Elle nous touche profondément tant cet historien a marqué des générations d’élèves et de collègues. Il n’était pas un « professeur ordinaire » mais un vrai exemple pour tous et toutes, alliant rigueur savante, ardeur au travail, curiosités multiples, inventivité et surtout chaleur humaine et attention aux autres, ce qui n’est pas toujours la qualité principale des « grands savants », trop occupés par leur propre œuvre ou gloire. Grand savant, Daniel Roche était l’homme du partage et ne concevait pas le travail historique sans la chaleur humaine qui relie les vivants et les morts par delà les siècles.

Ces engagements multiples se retrouvent dans les nombreuses activités qu’il a menées de front, bien au delà de l’enseignement et de la recherche qui définissent « en principe » la double mission des universitaires. Lorsqu’il était professeur à l’université Paris 1 par exemple, il assuma aussi la direction de l’UFR d’histoire ; après ses années d’enseignement à l’Institut universitaire européen de Florence, où il dirigea de nombreuses thèses de doctorants étrangers et noua des amitiés durables parmi les professeurs italiens ou anglais, il accepta la direction de l’Institut d’histoire moderne et contemporaine pendant dix ans (1990-2000). Après son élection au Collège de France (1998), son cours et son séminaire accrurent encore son rayonnement auprès de nouveaux publics qu’il passionna par ses cours sur les voyages d’où est tiré son grand livre Humeurs vagabondes (2003) puis sur La culture équestre en Occident qui aboutit à sa trilogie (2008-2015) achevée après son honorariat du Collège de France (2005).

Tous ses livres personnels circulent avec aisance parmi toutes les formes d’histoire car ce chercheur infatigable refusa toujours de s’enfermer dans une spécialité ou une seule approche : l’histoire intellectuelle [1], l’histoire culturelle jamais séparé de l’histoire matérielle [2], l’histoire économique et sociale [3], l’histoire des « mentalités » ou des représentations [4], l’histoire urbaine [5], l’histoire symbolique, l’histoire du genre sont présentes dans son œuvre, jamais pour elles-mêmes mais pour mieux embrasser toute la matière de l’histoire des hommes et des femmes, sans timidité, exclusivité ou parti pris, mais sans renier la fidélité aux pères fondateurs de l’histoire « moderne », au double sens du terme, au premier rang desquels son maitre Ernest Labrousse [6].

Auteur prolixe d’épais ouvrages sur de grands sujets, Daniel Roche fut aussi tout autant un animateur d’enquêtes et d’œuvres collectives explorant à fond des archives inédites. À Florence, il anima un travail collectif sur les cultures négociantes [7] ; à l’IHMC, il approfondit ses premiers travaux sur l’histoire du peuple de Paris avec l’enquête sur les mobilités à laquelle participèrent notamment Sabine Juratic et nombre de ses élèves [8]. À l’université Paris 1, il dirigea le volume sur Paris du précieux Atlas de la Révolution française [9]. Pendant ses années de professorat au Collège de France, il participa toujours activement au projet de l’IHMC sur les capitales culturelles qu’il avait soutenu sans faillir quand je lui ai proposé de le lancer à la fin des années 1990, avec un grand colloque tenu au Collège et à l’origine d’une trilogie dont il rédigea la postface du dernier volume [10]. Enfin, dans ce qu’on pourrait appeler sa passion secrète (mais de moins en moins) pour la plus belle conquête de l’homme, il s’investit dans des livres et des projets moins académiques comme président, à partir de 1992, de l’Association pour l’académie d’art équestre de Versailles et coécrivit de beaux livres avec son ami Daniel Reytier [11] qui complètent magnifiquement sa trilogie cavalière déjà citée.

Comme si tout cela n’était pas suffisant pour combler son activité inlassable, Daniel Roche assuma encore bien d’autres tâches collectives : direction de la Revue d’histoire moderne et contemporaine depuis des décennies, présidence de la commission 33 au Comité national du CNRS, membre de nombreux conseils scientifiques (notamment à l’École des Chartes, à l’université Paris 1), organisateur de colloques mémorables (colloque de Saint Cloud sur l’histoire sociale, colloque à la mémoire de Pierre Bourdieu au Collège de France[12]), présidence de l’Association de réflexions sur l’enseignement supérieur et la recherche, après le décès de Pierre Bourdieu (2002-2005).

Historien passionné, Daniel Roche était aussi un citoyen engagé. Pendant l’occupation de la Sorbonne en mai 68, il veilla au grain pour protéger la bibliothèque contre d’éventuels vandales car, s’il adhérait aux objectifs du mouvement de rénovation d’une université archaïque, il voulait aussi préserver les trésors du passé sans lesquels l’histoire n’est pas possible. Il consacra son dernier grand livre collectif, avec ses principaux élèves et des centaines d’auteurs, à L’Europe, encyclopédie historique (Arles, Actes Sud, 2018), pour que le rappel du passé commun aux habitants du continent leur fasse prendre enfin conscience de la nécessaire union des peuples autour de ce qu’il y a de meilleur dans son héritage, message dont il n’est pas besoin de rappeler l’actualité en cette terrible année de guerre.

Jusqu’au bout, il garda son esprit critique déplorant les absurdités et les impasses des « réformes » récentes de la recherche et de l’université [13] ou les tentatives de manipulation de l’histoire au service du pouvoir [14] sous le quinquennat Sarkozy. Daniel Roche avait consacré ses premiers travaux aux « républicains des lettres », il fut un éminent républicain de l’histoire avec tout ce que cela implique : liberté de pensée, égalité dans le partage des tâches, fraternité dans la transmission à tous de la démarche historique. Ce message plus que jamais doit perdurer.

Christophe Charle


L’hommage de Philippe Minard


(© Olivier Roller /Divergence)

Daniel Roche est mort à son domicile, paisiblement, dans sa 88e année, dimanche 19 février 2023. Il aura marqué des générations d’historiens en France, par l’ampleur de son œuvre et la générosité de son écoute, toujours bienveillante.

Pourvu d’un CAP de fraiseur-tourneur (diplôme dont il était très fier), il étudia ensuite à la Sorbonne et entra à l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud en 1956. Professeur de lycée à Châlons-sur-Marne, il fut ensuite maître-assistant à l’ENS puis à la Sorbonne, chargé de recherche au CNRS et maître de conférences à l’université Paris 7. Devenu professeur, il enseigna successivement à l’université Paris 1, à l’Institut Universitaire Européen de Florence, et comme directeur d’études à l’EHESS (1989-1998). Enfin, il fut titulaire de la chaire « Histoire de la France des Lumières » au Collège de France, de 1999 à 2004. Il occupa de très nombreuses fonctions et responsabilités dans de multiples institutions de recherche, en France et en Europe (notamment au CNRS, à la tête de la section 33, puis de l’Institut d’histoire moderne et contemporaine) et reçut de nombreux prix et décorations. Aux côtés de Pierre Milza, il présida aux destinées de la Revue d’Histoire Moderne & Contemporaine, à laquelle il était très attaché.

Au-delà de sa thèse décisive sur les académiciens de province au xviiie siècle (Mouton/ EHESS, 1978), qui contribua à redessiner le champ de l’histoire sociale et intellectuelle des Lumières, son œuvre suivit trois directions : tout d’abord l’histoire du peuple et de la culture populaire, avec le savoureux Peuple de Paris (1981) et l’édition commentée du Journal de ma vie rédigé par le compagnon vitrier Ménétra ; il donna aussi une impulsion décisive aux études sur la culture matérielle et la consommation, avec les deux livres-phares que sont La culture des apparences (sur l’histoire du vêtement, 1989) et Histoire des choses banales (1997) ; enfin, ses derniers travaux ont porté sur la culture équestre et les rapports multiples entre l’homme et le cheval, joignant ici la recherche et une passion personnelle pour l’équitation (Histoire de la culture équestre, 3 volumes, 2008-2015).

Sa vie aura été marquée par de fortes fidélités (à son maître et ami Pierre Goubert, notamment) et de tout aussi fortes amitiés, et notamment un long compagnonnage avec Jean-Claude Perrot : leur séminaire commun à l’EHESS a été un lieu de formidables échanges intellectuels, toujours inventifs, et le creuset de nombreuses vocations.

Daniel Roche a été un pionnier, au carrefour de l’histoire sociale et de l’histoire culturelle, mais aussi un formidable animateur de travaux collectifs, comme le reflète l’ouvrage offert par ses élèves en 2011 : La grande chevauchée. Faire de l’histoire avec Daniel Roche (Droz).

Sa courtoisie et sa bienveillance, assises sur de solides convictions humanistes, son engagement social, sa culture encyclopédique et sa curiosité insatiable, le sourire jovial qui illuminait son visage, en ont fait un membre éminent et aimé de la République des Lettres. Puisse sa leçon être entendue.

Philippe Minard

NB : Vient juste de paraître, en décembre 2022 :
D. Roche (éd.), Les Lumières minuscules d’un vitrier parisien (souvenirs, chansons et autres textes (1757-1802) de Jacques-Louis Ménétra, Georg, 2022.


[1] Le Siècle des lumières en province : académies et académiciens provinciaux, 1680-1789, Paris, Mouton, 1978, 2 vol., 394-520 p. ; 2e édition : Paris, École des hautes études en sciences sociales, 1989 ; Les Républicains des lettres : gens de culture et Lumières au XVIIIsiècle, Paris, Fayard, 1988, 393 p.

[2] La Culture des apparences. Une histoire du vêtement, XVIIe-XVIIIsiècles, Paris, Fayard, 1989, 549 p. ; n. éd. « Points » Seuil, 1990, 564 p. 

[3] Histoire des choses banales. Naissance de la consommation, XVIIe-XIXsiècles, Paris, Fayard, 1997, 329 p.

[4] Humeurs vagabondes. De la circulation des hommes et de l’utilité des voyages, Paris, Fayard, 2003, 1031 p. 

[5] Le peuple de Paris, la culture populaire au XVIIIsiècle, Paris, Aubier-Montaigne, 1981, 286 p. ; n. édition : Paris, Fayard, 1998, XXII-379 p.

[6] L’histoire sociale, sources et méthodes, Colloque de l’École normale supérieure de Saint-Cloud, 15-16 mai 1965, introduction par Ernest Labrousse, Paris, PUF, 1967. Voir aussi Philippe Minard, « L’histoire sociale en héritage », dans La grande chevauchée. Faire de l’histoire avec Daniel Roche, Vincent Milliot, Philippe Minard, et Michel Porret (dir.), Genève, Droz, 2011, p. 21-32.

[7] Dir., avec Franco Angiolini, Cultures et formations négociantes dans l’Europe moderne, Paris, École des hautes études en sciences sociales, 1995, 595 p.

[8] Dir., La Ville promise. Mobilité et accueil à Paris, fin XVIIe-début XIXsiècles, Paris, Fayard, 2000, 438 p.

[9] Dir., avec Émile Ducoudray, Raymonde Monnier, Atlas de la Révolution française, volume 11 Paris, Paris, Éd. de l’École des hautes études en sciences sociales, 2000, 132 p.

[10] Éd., avec Christophe Charle, Capitales culturelles, capitales symboliques, Paris et les expériences européennes XVIIIe-XXe siècles, Paris, Publications de la Sorbonne, 2002, 472 p. ; avec Christophe Charle, Le temps des capitales culturelles XVIIIe-XXe siècle, Seyssel, Champ Vallon, 2009 : « Conclusion générale : Les mises en scène de la domination culturelle XVIIIe-XXe siècle », p.343-357.

[11] Dir., avec Daniel Reytier, Les Écuries royales : du XVIe au XVIIIsiècle, Association pour l’académie d’art équestre de Versailles, Paris, 1998, 319 p. ; Le Cheval et la guerre, du XVe au XXsiècle, Paris, Association pour l’académie équestre de Versailles, 2002, 399 p. ; Avec Daniel Reytier, À cheval. Écuyers, amazones et cavaliers, Association pour l’académie équestre de Versailles, 2007, 400 p.

[12] Dir., avec Jacques Bouveresse, La liberté par la connaissance, Pierre Bourdieu (1930-2002), Paris, Odile Jacob, 2004, 344 p.

[13] « Enseignement supérieur : un programme minimum », avec le bureau de l’ARESER, Le Monde 11 juillet 2002.

[14] « La France au musée de l’histoire », Le Monde, 8 février 2009 (avec C. Charle).

 

Publié le 20 février 2023, mis a jour le vendredi 1er décembre 2023

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